"... Cristi Puiu, l'auteur-réalisateur, un autodidacte de 38 ans, a dit publiquement son extrême hypocondrie. Apparemment, il s'est déchargé de quelques-unes de ses angoisses sur son M. Lazarescu, en faisant de ce dernier le contraire d'un hypocondriaque : quelqu'un dont le mal est plus grave qu'il ne le croit. Les voisins de palier, un couple à la générosité chancelante, devront appeler l'ambulance en le voyant faiblir minute après minute (...)
Il y a quelque chose de célinien dans la façon dont le jeune cinéaste roumain figure cette misère : si concrètement, si matériellement qu'on croirait la sentir. Comme dans Mort à crédit, l'insistance sur la saleté corporelle et domestique, sur la dégradation de la chair et des choses, fait peur et mal, mais elle ferait aussi presque rire. Elle s'inscrit dans une vision du monde déterministe et dénuée d'illusions, mais pas d'humour ni de fantasmagorie.
Du reste, le film décrit, à la lettre, un voyage au bout de la nuit. Une fois sur son brancard, le pauvre Lazarescu, de moins en moins conscient, sera ballotté sans pitié d'un hôpital à un autre, ici à cause d'un engorgement d'accidentés, là pour des questions administratives ou d'équipement, ailleurs par le seul caprice de tel responsable, exaspéré à son tour par l'odeur d'alcool du patient, bonne excuse.
Il ne faut pas imaginer une spécificité roumaine là-dedans, un exotisme genre " le grand bordel des pays de l'Est ", ce serait trop rassurant. A bien des égards, l'univers hospitalier traversé par le film ressemble à celui de la série américaine Urgences – que Cristi Puiu sait aussi, à sa manière, égaler en suspense et en tonus dramatique. Aucun archaïsme dans le matériel ou les méthodes médicales. La dimension kafkaïenne de l'aventure ne vient que du facteur humain, de cette accumulation tragi-comique de temps perdu, de conflits, de mauvaises volontés et de fastidieuses tractations par-dessus la civière, alors que l'heure tourne et que l'urgence, justement, se précise. Au passage, les acteurs du film, venus pour la plupart du théâtre roumain, ont l'air d'avoir travaillé à l'hosto toute leur vie et contribuent à la force documentaire paradoxale de cette pure fiction.
Bien plus qu'à un monde lointain, le film renvoie sans ambages au nôtre. Un monde où un vieux corps malade n'a plus droit de cité : partout il énerve, incommode, encombre, comme un appareil déglingué dont la réparation, voire le stockage paraissent non rentables. Or la place de spectateur permet de ressentir dans l'aigu la vérité que presque tous les personnages refoulent : M. Lazarescu, aussi sûrement que Mme Bovary, c'est nous. Une seule en a conscience, l'infirmière venue chercher le malheureux Dante à domicile, et qui l'accompagne jusqu'au bout, tel un saint-bernard. Elle n'a pas l'arrogance des autres, de ceux qui se croient immortels. Sans doute ses propres soucis de santé, furtivement mentionnés, la sensibilisent-ils.
Mais comme toute vraie générosité, la sienne ne peut se réduire à une explication univoque. L'opiniâtreté de cette femme, acharnée à défendre la cause du vieil homme sans rien attendre en retour, voilà tout l'honneur, tout le mystère de l'humanité, ou ce qu'il reste. Et la part d'angélisme indispensable à ce film d'enfer, à la fois spectacle et électrochoc."
Louis Guichard